les exportations paralleles en europe

une interview de Louis Claude salomon directeur general de Procter&gamble france en 1993

B. Pras & C. Assens : est ce que le phénomène d'exportations parallèles trouve son origine dans la disparité 

des niveaux de vie et des prix que cela induit ?

 

 

La réponse à cette question dépend en fait du type de produit ainsi que du type de marché sur lequel on se place. À l'intérieur de l'Union Européenne, les disparités de niveaux de vie sont minimes et ne jouent pas sur des produits à faible valeur ajoutée comme les détergeants. À l'inverse sur un produit à forte valeur ajoutée incluant des coûts de transports élevés, la menace d'exportation parallèle doit être prise en compte de façon plus sérieuse. " L'exportation triangulaire " constitue un exemple de cette menace avec des produits qui transitent d'un pays à un autre par l'intermédiaire d'un troisième pays, plate-forme de l'exportation :( Pays en voie de développement, Asie, Pays de l'Est, Moyen-Orient). Pour en revenir à l'Europe, le différentiel de prix s'explique de manière endogène par les différentes approches du coût de fabrication et de manière exogène par la valeur relative des monnaies entre elles. Ainsi une dévaluation provoquera un impact immédiat avec un différentiel de prix de plus de 10 % dans le cadre des cosmétiques par exemple.<br>

En contrepartie, l'élasticité de la demande par rapport au prix n'est pas aussi forte et la dévaluation ne crée pas d'incidence en termes de volumes des ventes. 

Cela dit, le phénomène des exportations sauvages va s'accentuer en raison des échanges avec les Pays de l'Est et de leur retard économique d'une part et d'autre part en raison de l'instabilité grandissante des parités face aux incertitudes politiques.

 

B. Pras & C. Assens : comment peut-on se protéger à court terme et à long terme face à ce phénomène ?

 

À long terme, le moyen d'annihiler le facteur additionnel lié aux interactions de monnaies est de créer une devise unique, (euro), unité de référence pour l'ensemble de nos prix.

A court terme, la réactivité est primordiale, il s'agit d'identifier des brèches et de corriger rapidement des déviations en créant par exemple des barrières à l'entrée d'un pays, en modifiant les caractéristiques locales d'un produit ( conditionnement, nom, emballage).

Mais cette politique n'est pas suivi chez nous. En effet , les avantages des économies d'échelles liées à la standardisation sont beaucoup plus importants que ceux qui sont escomptés dans le cadre d'une stratégie de trade-off sur les dimensions de l'emballage ou de la langue d'explication. C'est dans ce contexte de justification que nous situons l'ensemble de nos produits standardisés, aux formats standardisés, multilingues, avec des noms de marques mondiales comme Pampers. Par la même occasion, nous nous exposons au risque des exportations sauvages. Dans le domaine organisationnel, cette stratégie d'homogénéisation est caractérisée par une structure Européenne centralisée en Marketing.

En parallèle, il faut susciter la communication inter-filiales et intergroupes auprès des antennes locales décentralisées par pays, afin d'être informé des opportunités de gains à court terme d'une filiale au détriment des intérêts globaux à plus long terme.

En ce qui concerne l'idée d'une action concertée en harmonie avec d'autres concurrents pour empêcher les dérives d'exportations, Procter & Gamble ne peut pas y souscrire.

Le siège social de la compagnie impose des choix contraires à une politique de rapprochement et de toutes manières, la diversité des particularités de chaque concurrent est incompatible avec cette hypothèse.

 

 

B. Pras & C. Assens: comment contrôlez vous la distribution dans ce contexte ?

 

Nos clients Européens (Auchan, Promodès, Carrefour) peuvent importer en France par exemple un produit moins cher dans un des autres pays où ils assurent la même couverture ?

Si cette nouvelle référence est adoptée par les consommateurs Français, les distributeurs vont alors essayer de négocier à la baisse leurs prix de cessions sur cette nouvelle base.

Dans le cas ou le différentiel de prix initial se justifie par un différentiel de coût, nous ne réagissons pas au chantage. Par contre il est légitime pour un industriel de réagir en rachetant un produit d'appel vendu localement à perte, afin d'endiguer le risque d'alignement au dumping des autres enseignes sous le couvert de la législation Française.

Dans un autre registre, il existe des sociétés de " converting " spécialisées dans l'exportation parallèle, comme des services de sociétés d'achat qui profitent de l'écart de prix net existant accentué par une politique promotionnelle échelonnée dans le temps et dans l'espace.

Néanmoins ce phénomène est marginal, ponctuel et non systémique. Dans ce contexte, nous sommes susceptibles d'appliquer cette technique de pénétration pour des pays à faible volume ou nous ne sommes pas présents physiquement.

 

B. Pras & C. Assens : En référence à l'article du professeur H.Simon (Décisions Marketing n°0) quel est selon vous la portée du concept de" corridor des prix" ?

 

Le "corridor des prix " se conçoit dans la mesure ou la direction Européenne du groupe a une raison bien définie de réduire les disparités tarifaires entre le" pays le plus cher" et " le pays le moins cher ", sans cela s'il n'existe pas d'argument valable en dehors de la lutte contre les importations, une telle mesure pourrait sortir du cadre de la légalité.

Par rapport à la concurrence des autres Multinationales, les écarts de prix sont faibles en raison de "l'Européanisation "de l'ensemble des entreprises sur la base d'une forte localisation Européenne de la production et des achats.

La fixation des prix dépend aussi beaucoup du poids que l'on a sur un marché, c'est pour cela que Procter & Gamble a pour objectif d'être leader ou second sur chaque marché, avec la volonté d'être présent partout.

Ainsi les parts de marchés sont aussi importantes que les volumes de ventes, le phénomène des exportations parallèles a donc comme effet de dilater la part de marché au détriment du chiffre d'affaires.

Cet effet mesuré à un niveau désagrégé en comptabilité des ventes de chaque filiale permet ainsi d'analyser géographiquement et dynamiquement l'ampleur du phénomène.

 

 

EURO-DISNEY : UNE ENTREPRISE EUROPENNE D'ORIGINE AMERICAINE.

Une interview de Monsieur Fitzpatrick, Président Directeur Général d'Euro-Disney en 1993

B. Pras & C. Assens : Quelles ont été les phases déterminantes du lancement d'Euro-Disney ?

 

En 1984, la " Walt Disney Company " a décidé en accord avec le gouvernement Français d'implanter Euro-Dysney sur le site de Marne la Vallée. Cet emplacement, au carrefour de l'Europe, répondait à la fois aux exigences géographiques et économiques du projet.

Pour l'état Français, ce projet d'investissement permettait de relancer l'emploi grâce à l'apport de capitaux étranger. Les pouvoirs publics se sont donc impliqués dans une politique d'aménagement des infrastructures nécessaires au développement du territoire de l'est Parisien.

 

Aujourd'hui Euro-Disney est le site le mieux desservi du monde, disposant d'une ligne directe de R.E.R, de la proximité de deux aéroports internationaux, d'un grand axe autoroutier avec l'A4, et d'une extension du réseau ferroviaire T.G.V prévu pour 1994.

À la suite de ce choix d'emplacement, des travaux immobiliers considérables ont été engagés avec des entreprises de B.T.P locales entre 1984 et 1992.

Cette période a été marquée par des tensions sociales et des conflits avec les professionnels du tourisme Européen et avec les partenaires immobiliers. 

Des divergences sont surtout apparues au cours du processus de négociation des contrats. Dans la culture Anglo-Saxonne, un contrat est négocié en aval de façon rigoureuse avec la prise en compte de toutes les clauses juridiques. Alors que dans un pays comme la France l'habitude serait plutôt de signer un contrat pour mieux le renégocier par la suite.

Ces différences fondamentales entre les deux pays sont à l'origine des conflits et des retards survenus dans l'exécution des taches.

Le 12 avril 1992, Euro-disney ouvre enfin ses portes. Avec 8 millions de visiteurs après une année d'exercice, notre société prend réellement conscience des réalités Européennes.

"L'Europe" en 1993 reste un rêve inaccessible malgré la libre circulation des produits 

et des individus. La construction d'une nouvelle réalité repose avant tout sur le développement d'entreprises de dimension Européenne qui pensent et agissent dans un "espace Européen ".

 

 

 

B. Pras & C. Assens : Dans ce contexte " d'espace Européen " est ce qu'Euro-Disney présente selon vous les caractéristiques d'un modèle d'entreprise " Européenne "  ?

 

Nous avons une politique d'action Européenne en matière de recrutement de Marketing et de ventes.<br>

En matière de recrutement du personnel nous disposons de 12000 employés permanents de 27 ans de moyenne d'age d'origine Française et Européenne pour 80 % d'entre eux et qui ont été recrutés en France en Italie, en Grande-Bretagne et en Allemagne.

À l'intérieur du parc d'attractions, on parle couramment et régulièrement plus d'une trentaine de langues. On vit l'Europe tous les jours ; il faut faire preuve de tolérance et d'altruisme afin d'accepter les différences culturelles. La direction d'Euro-Dysney constituée au deux tiers d'Européens et de Français affirme cette volonté politique " d'autochtonisation ". 

En matière de Marketing nous sommes associés à 12 grands partenaires Européens (Havas, Air-France, Europcar, Philips, PNO Ferries, S.NC.F, B.M.W..) spécialistes dans leur domaine d'activité. Nous avons créé la structure du"Magic Kingdom Club" qui regroupe une clientèle de 7500 comités d'entreprises avec 10 millions d'adhérents salariés Européens.

Nous avons aussi créé " Euro-Dysney vacances " afin de distribuer directement notre produit de base à caractère universel en complément des tour opérators déjà existants dans chaque pays sans se substituer à eux ni sans les exclure.

En matière de communication, notre message d'invitation est rédigé simultanément dans six langues (Italien, Espagnol, Allemand, Français, Anglais, langue du pays cible) il vise 350 millions d'Européens dont les frontières sont toutes perméables aux mêmes mythes, aux mêmes personnages universels qui conditionnent le succès du parc à thème.

Même si la notoriété de notre firme est reconnue, il nous faut adapter la promesse consommateur par rapport aux attentes. En Angleterre, l'accent portera sur les détails techniques et financiers du séjour alors que le consommateur Français désirera davantage rêver pour un prix équivalent.

Notre concept de parc d'attractions nécessite d'intégrer la pluralité des habitudes de consommation liées aux identités culturelles de manière simultanée dans le temps et dans l'espace.

 

B. Pras & C. Assens : Est ce que l'identité culturelle d'Euro-Disney véhicule des valeurs conformes au métier de prestataire de service que vous venez de décrire ?

 

Tout d'abord c'est un point important que vous soulignez, nous considérons que le métier de prestataire de service est un métier honorable puisque justement il faut se mettre au service des autres sans aucun mépris. Cela nécessite un certain nombre de qualités partagées par l'ensemble des 20000 class members et que l'on retrouve aussi dans la culture de notre société au travers des 100 métiers qui s'y rattachent. Nous avons d'ailleurs investi 68 millions de Francs en 1993 dans la formation afin de partager la même communauté de pensée dès la période de recrutement et d'apprentissage.

 

Ainsi, tous les membres du parc sont mélangés quel que soit leur nationalité ou leur domaine de compétence parce que l'ensemble du personnel partage le même degré de responsabilité vis-à-vis des visiteurs. Indépendamment de la formation linguistique et hôtelière, tout le monde participe donc à la construction d'un esprit d'entreprise dont les valeurs reposent sur la qualité de l'accueil, l'écoute attentive des besoins et la personnalisation des services.

Nous représentons une société de spectacle théâtral qui repose sur l'accueil et le loisir, de ce fait nous sommes sensibles à l'enthousiasme à la chaleur de vivre et au respect d'autrui.

Il s'agit des fondements du management  Disney  que l'on peut généraliser à l'ensemble de nos 4 parcs d'attractions.

 

B. Pras & C. Assens : Pour rester dans le domaine que vous venez d'évoquer, comment se traduit la stratégie de subsidiarité à l'échelle d'Euro-Disney ?

 

Localement, nous pratiquons une stratégie d'adaptation face aux habitudes de consommations Européennes qui divergent d'un pays à l'autre. Nous devons gérer les flux de visiteurs selon des critères de saisonnalités horaires (avec des risques d'affluence journalière entre 10h et 12h), de saisonnalités hebdomadaires (avec le décalage du week-end par rapport au reste de la semaine), de saisonnalités professionnelles (avec le rythme des vacances), de saisonnalités annuelles (avec l'affluence d'été et des grandes fêtes de fin d'année).

Dans ce contexte, nous essayons d'induire des comportements pour que les clients apprennent à étaler leur visite par le biais de campagne promotionnelle échelonnée dans le temps et dans l'espace.

Nous essayons aussi de réguler nos activités et nos infrastructures en fonction des facteurs de spontanéité, de périodicité des visites selon l'évolution des styles de vie de nos clients. Ainsi on constate que les Français déjeunent à 13h alors que les Anglais déjeunent plus tôt (12h) et les Espagnols beaucoup plus tard (15h).Les allemands adoptent un comportement d'achat pondéré à la différence des Italiens beaucoup plus spontanés dans leurs décisions. On retrouve aussi ces différences dans les choix du lieu de résidence à l'intérieur du parc.

Pour évaluer l'évolution des attentes de nos clients nous réalisons un travail d'enquête quotidien sur la base de 200 questionnaires. Les résultats confirment l'idée que le Disney World Européen est un produit bien accepté malgré sa nouveauté ; quelle que soit la nationalité du visiteur, il s'agit d'une expérience intangible du point de vue de l'extraordinaire qualité d'accueil.

Globalement notre stratégie tient compte des synergies avec les autres parcs à travers le monde (Disney World et Disney land aux U.S.A et à Tokyo).

Pour amortir les coûts de réalisation de nos attractions (une attraction coûte environ 80000 Euros), nous standardisons nos spectacles à thèmes sur l'ensemble des sites.

 

Ainsi le concept du film sur écran à 360° développé initialement pour l'Europe sera adapté au parc d'Orlando en Floride. En principe nous standardisons de la même manière nos plus grands succès et chaque site sert de test pour les autres.

Néanmoins le risque de cannibalisation est très faible en raison des distances physiques et culturelles entre chacune de nos implantations. Orlando et Euro-Disney sont deux expériences totalement différentes pour un même client. Seulement 1 % d'américains sont clients en Europe.

D'autre part en termes de stratégie globale il existe aussi un lien direct entre les films de la Walt Disney Company et notre métier. Comme le soulignait fort justement Jacques Attali, Euro-Disney permet d'attribuer une identité en 3 dimensions aux personnages cinématographiques.

Pour un enfant Euro-Disney c'est l'endroit où vivent la belle et la bête par exemple.

À chaque nouvelle production de film, nous intégrons de nouveaux personnages déjà popularisés.

 

 

B. Pras & C. Assens : Comment expliquez vous le succès d'affluence en parallèle avec l'échec boursier que vous subissez ?

 

Effectivement nous avons souhaité dès le lancement du projet introduire le titre Euro-Disney

sous forme d'action et d'obligation convertible sur toutes les places Européennes en cotation directe ou au second marché. Cette politique de financement externe de 23 milliards de Francs s'est caractérisé par une campagne de communication institutionnelle reconnue pour sa transparence et sa clarté.

Le titre a déchaîné les passions avant l'ouverture avec l'engouement des anglo-saxons face à la méfiance des investisseurs latins. Le titre est toujours assujetti à de fortes fluctuations en raison du manque d'expérience des investisseurs par rapport à ce type d'activité originale en Europe, en raison de l'absence de référence d'exercice sur une année précédente afin d'appliquer des ratios d'analyses classiques, et aussi en raison du manque de point de référence en matière concurrentielle.

Les attentes très fortes des investisseurs à cause de ces éléments d'exploitations non mesurables se sont émaillé après l'annonce des résultats négatifs pour 1992 et 1993.

Le titre a subi le poids des anticipations des passions.

Maintenant nous allons aborder une période de maturité dans l'exploitation qui devrait permettre aux investisseurs de prendre connaissance de la réalité. Le titre devrait ainsi retrouver un équilibre dans une optique de long terme.

La rentabilité de l'opération se révèle dans le cadre d'une vision à moyen et à long terme, sur les 30 ans à venir (master-plan).

 

 

B. Pras & C. Assens : En guise de conclusions comment voyez vous l'avenir pour Euro-Disney et quels conseils donneriez-vous à une entreprise étrangère qui souhaiterait s'implanter en France ?

 

En ce qui concerne l'avenir d'Euro-Disney je suis optimiste malgré mon départ de la présidence le 12 avril 1993. Nous continuerons de développer le marché porteur de la clientèle -entreprises comme c'est déjà le cas avec les conventions de séminaires réalisés auprès de Fiat et de Renault. Après les élections de mars 1993, lorsque la période d'instabilité politique sera terminée, nous reprendrons les négociations avec le gouvernement Français sur les accords de développement d'un deuxième et puis d'un troisième parc d'attractions prévus après l'an 2000.

Dans le domaine des conseils d'implantation, il faut savoir que toute société étrangère qui s'implante hors de son marché domestique, vit une période "d'éducation sentimentale "dans le pays d'accueil. La France est un pays d'accueil formidable dans la mesure où on reconnaît les 

différences de structures d'attitudes et de comportements qui le caractérisent.

Il faut absolument que l'entreprise étrangère évite de trop s'intégrer en renonçant à son propre héritage ou à l'inverse qu'elle base sa stratégie uniquement sur son savoir qui n'est jamais absolu.

Si la France veut attirer davantage d'industriels étrangers, le Ministère du travail devra mettre en place des structures flexibles susceptibles d'assouplir la réglementation de l'emploi.